Retrouvez des articles de Max Rousseau (CIRAD), Cyrille Ferraton et Delphine Vallade (Université Paul-Valéry Montpellier3) dans le dossier coordonné par Stéphanie Vermeersch (Directrice Adjointe Scientifique, InSHS)  Le "Monde d'après" est-il déjà là ?

 

 

Ce dossier peut sembler à première vue disparate. Une même envie a néanmoins présidé au choix des articles : ouvrir les fenêtres et regarder ailleurs, ou autrement. Après des mois d’épreuve collectivement traversée, il nous a semblé opportun de chercher, dans notre monde actuel, de potentielles prémisses du « monde d’après » : autrement dit, de chercher à regarder la façon dont le monde déjà s’invente autrement, dans ses activités ou dans les façons de le percevoir.
Il faut certes être prudent. Ce monde d’après qui semblait, pendant le confinement, devoir advenir impérativement, se fait et se fera certainement attendre. Nul ne connait la fin de l’histoire néanmoins, ou du moins la suite. Qui aurait parié sur la généralisation du port du masque dans nos sociétés occidentales ?
Les entreprises les plus rétives au télétravail le facilitent, des pistes cyclables fleurissent comme par enchantement. Certes, on nous rétorquera qu’il s’agit là de changements cosmétiques, peut-être même destinés à nous faire patienter ou à faire illusion, pendant que les ressorts profonds de nos sociétés sont préservés. Mais, au moins, le souhait d’un autre monde, du moins d’autres façons de le penser ou de le faire fonctionner, est-il posé sur la table de façon plus flagrante et partagée.

 

Pour commencer ce voyage, nous vous invitons tout d’abord à regarder la bande-annonce du film d’Olivier Bories, enseignantchercheur au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST). Au fil de ces quelques minutes, il nous transporte dans le sud languedocien, au coeur de paysages transformés par l’agroforesterie, association des cultures — ou de l’élevage — aux arbres. Son texte montre la nouveauté d’un paysage comme celle d’une manière de faire de la recherche, et également d’une écriture, laquelle entend décrire avec les images et les sons et défendre une part d’émotion dans l’écriture scientifique. En restant dans les territoires ruraux, le texte de Michael Pouzenc, également enseignant-chercheur au LISST, nous interroge justement sur la pertinence de cette distinction ville/campagne… A-t-elle réellement encore un sens tant au niveau des représentations que des pratiques ? La « ruralité », envisagée comme « un ensemble de rapports à la nature, notamment de rapports productifs (agriculture, élevage) indissociables de rapports sociaux et culturels, de systèmes de valeurs et d’idéologie », a aujourd’hui pénétré jusqu’au coeur des villes. Prendre au sérieux le brouillage des frontières et de cette dichotomie pourtant tellement structurante des mentalités permettrait peut-être d’envisager autrement, et plus équitablement, l’aménagement du territoire…


Les villes peuvent d’ailleurs elles-mêmes s’envisager autrement. Max Rousseau et Vincent Béal, respectivement chercheurs au sein des unités Acteurs, ressources et territoires dans le développement (ART Dev) et Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE), le montrent bien à propos des villes « en déclin » : la réalité urbaine peut être autre. Youngstone, ville industrielle en fort déclin située dans l’Ohio, au nord-est des États-Unis, a été déconstruite en partie pour réintroduire la nature, démolie pour créer des parcs et dégager des espaces d’agriculture. À Decazeville, les sites miniers sont désaffectés et transformés en centrale photovoltaïque et parc naturel. Les populations sont ainsi dotées de nouvelles ressources ; des problèmes d’insécurité énergétique ou de manque d’espaces verts sont résolus. Certes, de telles opérations sont susceptibles d’être détournées pour faire de certains quartiers anciennement populaires de nouveaux eldorados. Il est donc « crucial » comme y invitent les auteurs « d’éviter toute vision romantique de « villes du bricolage ». Mais leur existence vient bien témoigner de la possibilité déjà là de faire la ville autrement.


Il en va de même pour l’économie, et c’est tout l’intérêt de l’article de Delphine Vallade et Cyrille Ferraton, enseignants-chercheurs au sein de l’unité Art-Dev également, de souligner que l’économie sociale et solidaire ne fait pas que réparer ou pallier, mais qu’elle est aussi une source d’innovations. Mutualisation des ressources, auto-organisation, révélation des besoins et partage du pouvoir sont les trois piliers récurrents. Un supermarché d’un nouveau genre a été créé à Montpellier en 2018 : coopératif à but non lucratif, les consommateurs membres en sont propriétaires, décisionnaires et clients contre trois heures par mois de leur temps pour y travailler. L’absence de dividendes permet de réduire les marges prélevées sur une agriculture « responsable ». De leur côté, les coopératives d’activité et d’emploi permettent de pratiquer une activité productive autonome tout en bénéficiant d’un accompagnement, de services administratifs et juridiques. Outre l’intérêt de mettre en commun des fonctions qui autrement n’existeraient pas, l’insertion dans un collectif en est l’un des avantages manifeste. De nombreuses démarches alternatives aux façons de faire les plus courantes existent ainsi, dans de nombreux domaines. Francesca Musiani et Mélanie Dulong de Rosnay, co-directrices du Centre Internet et Société, le soulignent pour le numérique. Elles montrent comment pair-à-pair et bien communs numériques vont à l’encontre du fonctionnement des fameux « Gafam », en étant fondés sur des principes d’égalité de tous et de libre décision de chacun, d’auto-organisation et de décisions partagées, de responsabilité individuelle. Partage, accès ouvert, travail collaboratif… La question numérique est aussi politique, sociale et philosophique : « comment le pouvoir, l’autorité, le contrôle s’inscrivent-ils dans nos technologies de communication et comment, en même temps, celles-ci sont-elles porteuses de pouvoir, d’autorité, de contrôle ? ». On comprend bien ici l’enjeu de ces alternatives, des alternatives en général et les difficultés potentielles à les faire advenir.


Sacha Bourgeois-Gironde, enseignant-chercheur à l’Institut Jean-Nicod, nous présente quant à lui une innovation plus récente, mais non moins étonnante : les entités naturelles peuvent être considérées, au regard de la loi, comme des personnes. En juillet 2017, le Parlement néo-zélandais a ainsi accordé au fleuve Whanganui le statut de personne légale et de « tout vivant
et indivisible »1. C’est-à-dire que la rivière « se possède elle-même ». Une entité naturelle peut ainsi être amenée à prendre, par la voix de deux gardiens appointés, les décisions concernant son propre développement. Là encore, il faut éviter tout romantisme : ce qui peut être considéré comme une avancée au regard de la protection de la nature désavantage, par exemple, les populations autochtones, exclues des processus de prise de décisions concernant les ressources liées à la rivière.


De nature, il est justement beaucoup question à Mayotte, où l’Institut écologie et environnement (INEE) vient de créer un Site d’Étude en Écologie Globale — présenté dans le « Trois
questions à… » — en embarquant six instituts du CNRS. Devant les défis auxquels l’île doit faire face, l’interdisciplinarité s’impose, alternative riche et nécessaire à des recherches menées trop souvent en silo, quand la multi-causalité des phénomènes en jeu impose, aujourd’hui, le croisement des regards.


Nous avons voulu clore ce dossier avec l’article de Claire Moyse-Faurie, chercheuse au Langues et civilisations à tradition orale (Lacito), qui nous semble emblématique de ce que nous avons voulu mettre en lumière par ce dossier : il est possible de voir, voire de vivre, le monde autrement. Nous percevons notre environnement à travers une certaine grille, dont la langue est l’un des véhicules principaux, pendant que d’autres langues proposent à ceux qui les parlent une autre vision. Il existe certes des universaux, partagés par toutes les langues du monde. Mais, et même si « les relations entre notre prise de conscience du monde et notre langage » sont « beaucoup plus complexes que ne le suggère une simple affirmation comme « chaque langue reflète et véhicule une vision du monde », une autre langue que la nôtre ne distinguera pas le vert du bleu, verra des frères et soeurs là où nous voyons des cousins et cousines, et ne partagera pas le monde entre vivant et non-vivant. Qu’il s’agisse ainsi de la façon de parler de la nourriture et du fait de manger, de la parenté, de l’orientation dans le temps et dans l’espace, ou même des couleurs, les langues déclinent leur propre grille de lecture du monde qui contribue à la façon dont nous le percevons. La linguistique est, sous cet angle, porteuse d’un message qui nous semble essentiel actuellement : l’idée même de dire la réalité autrement, et potentiellement de la penser et de la construire de façon alternative.

Envisagé ainsi, non seulement un autre monde possible, mais il est déjà sous nos yeux.


Stéphanie Vermeersch, DAS InSHS 

 

Retrouvez l'intégralité de numéro 67 de la lette de l'InSHS, septembre 2020